La mortalité maternelle dans mon arbre
Challenge AZ 2024
J’ai souhaité, au cours de ce mois de novembre, rendre hommage aux 24 femmes de mon arbre décédées à la suite d’un accouchement – 3 ascendantes directes et 21 collatérales.
Retracer leur parcours m’a permis de les inscrire à la fois dans une histoire familiale qui, dans plusieurs cas, révèle des « fragilités » familiales (des lignées de mères et filles qui trouveront la mort en donnant la vie), ainsi que dans l’histoire, plus large, de la mortalité maternelle au XIXe siècle en Occitanie et en Hollande-Méridionale.
Ainsi que l’écrit Annelies ADRIAENSENS dans son mémoire d’histoire :
Au XIXe siècle, l’accouchement était considéré comme un moment dangereux dans la vie d’une femme. On estimait que le risque de mourir en couches était trois fois plus élevé que celui de mourir d’un cancer et deux fois et demie plus élevé que de succomber à la tuberculose. De plus, un nombre important de femmes mouraient des suites de l’accouchement, et il existait un risque de maladie ou de paralysie en cas de naissance difficile [1].
Parler des mères, c’est aussi parler des enfants – et toucher du doigt la dure réalité des très forts taux de mortalité infantile de cette époque. Il m'a semblé important d'en parler dans cet article qui vient clore mon challenge AZ 2024.
Naître dans les régions rurales d’Occitanie:
de meilleures chances de survie
Des 24 femmes rencontrées au cours de ce challenge, seules 2 se rattachent à ma branche française : le sud de la France, d’où est originaire ma famille française, connaissait en effet une mortalité maternelle et infantile moins importante que le nord [2].
Jeanne CRUBÉZY et Marie FABRE sont décédées respectivement 4 jours et quelques heures après l’accouchement et il est raisonnable de penser que leur mort est directement imputable à l’accouchement.
Le graphique des âges au décès montre un pic de décès pour les femmes entre 30 et 34 ans (11 femmes meurent dans cette fourchette, seulement 3 hommes), pic certainement lié à la maternité, sous une forme ou une autre – fausses-couches, grossesses à complication...
La longévité des femmes est inférieure de 4 ans à celle des hommes (59 ans en moyenne pour les unes, 63 ans pour les autres) – les hommes connaissant quant à eux un important pic des décès entre 60 et 79 ans.
La mortalité infantile dans ma branche paternelle
Le taux d’enfants morts-nés est de 11 ‰.
Le taux de mortalité infantile (enfants nés viables et morts avant l’âge de 3 ans) dans ma branche française est de 170 ‰ – ce qui s’inscrit dans la fourchette basse des statistiques régionales de l’époque.
Dans son article « La mortalité infantile dans le Midi toulousain au début du XIXe siècle », Jean-Claude SANGOÏ note que les jeunes enfants doivent faire face à trois grands types de maladie :
les maladies digestives (gastro-entérite, diarrhées) – notamment pendant les étés chauds et secs ;
les maladies respiratoires (pneumonies, bronchites, etc.) – qui frappent davantage en hiver ;
les maladies épidémiques (variole, rougeole, dysenterie) [3].
Vivre en ville accroît les risques de morts précoces, de même que le placement des enfants en nourrice.
Le recours à une nourrice était très courant en France, mais pas dans le Midi toulousain – ce qui explique en partie la mortalité infantile moins élevée dans cette région.
À cet égard, ma branche paternelle, rurale et occitane, offrait un cadre plus sécurisé aux petits enfants :
La famille occitane se bâtit autour de la cohabitation intergénérationnelle. Cette forme particulière et complexe de structure des ménages fournit une main-d’œuvre abondante et libère en partie la mère des travaux agricoles, lui permettant de donner le sein. Espaçant ainsi ses grossesses, la mère s’occupe mieux de sa progéniture et passe plus tardivement à la nourriture solide [4].
Naître pauvre en Hollande-Méridionale :
à l’intersectionnalité de deux facteurs de mortalité précoce
Aux Pays-Bas, les mortalités néonatale, infantile et maternelle sont restées élevées jusqu’au dernier quart du XIXe siècle – les courbes commençant à s’infléchir à partir des années 1850 [5]. La mortalité maternelle était d’environ 10 % dans les années 1840 [6].
Les travaux de P. E. TREFFERS [7] montrent que de fortes disparités régionales existaient : les régions de Hollande-Méridionale et de Zélande étaient les plus durement touchées : ces deux régions connaissaient à la fois les plus forts taux de natalité et de mortalité.
À cela s’ajoutait une très forte disparité en fonction de la classe sociale à laquelle on appartenait – et ces disparités étaient les plus importantes en Hollande-Méridionale et Zélande. L’appartenance aux classes sociales les plus défavorisées augmentaient considérablement le risque de mourir très jeune, ou des suites d’un accouchement.
La société néerlandaise de l’époque était partagée en 6 groupes sociaux : la grande bourgeoisie (non représentée dans mon arbre), les personnes qualifiés et fonctionnaires (2 % des professions dans mon arbre), les agriculteurs (5 %), les petits indépendants – commerçants et artisans (21 %), les ouvriers (16 %), les travailleurs précaires et non qualifiés (56 %).
La mortalité infantile en Zélande touche à 48 % les travailleurs précaires et non qualifiés – alors qu’elle ne concerne que 1,7 % de la grande bourgeoisie.
Mes données familiales sont un triste reflet de cette réalité :
les 22 femmes de ma branche néerlandaises sont originaires de Hollande-Méridionale ou de Zélande ;
17 de ces femmes appartiennent à la classe des travailleurs précaires et non qualifiés ;
4 femmes appartiennent à la classe des petits indépendants ;
1 femme fait partie de la classe des agriculteurs.
Comme on vient de le voir, la pauvreté et la malnutrition chronique étaient des facteurs aggravants des mortalités maternelle et infantile.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la pauvreté sera un important facteur d’émigration et d’exode rural pour les familles de Hollande-Méridionale, et plus particulièrement pour celles vivant sur l’île de Goeree-Overflakkee : ainsi, parmi les 15 familles dont nous avons fait connaissance tout au long du mois, 6 émigreront aux États-Unis et 1 partira pour la grande ville de Rotterdam.
On voit très nettement sur l’histogramme des décès que toute la période comprise entre la puberté et la ménopause est une période à risque pour les femmes, avec une surmortalité entre 25 et 45 ans, et un très net infléchissement du nombre de décès après la ménopause (seuls 4 décès entre 45 et 49 ans, contre 31 entre 35 et 44 ans). À partir de 50 ans, les deux courbes (femmes et hommes) se rejoignent.
Les femmes de mon arbre ont en moyenne une longévité inférieure de 6 ans à celle des hommes (60 ans pour les unes, 66 ans pour les autres).
La mortalité infantile dans ma branche maternelle
Dans mon arbre, le taux de mortalité infantile est de 245 ‰ des décès – il est même de 260 ‰ si on inclut les naissances d’enfants mort-né·es.
Ce taux monte jusqu’à 320 ‰ pour les enfants des femmes décédées de mort maternelle – et le taux d’enfants mort-né·es est aussi plus important, de 60 ‰.
Pourquoi de si fort taux de mortalité infantile ?
Outre les facteurs géographiques et économiques, il est un autre facteur aggravant : le faible taux d’allaitement maternel. Les femmes issues des milieux les plus pauvres devaient travailler et n'allaitaient pas leurs enfants – et si elles étaient en capacité d'allaiter, elles louaient peut-être leurs services en tant que nourrice auprès de familles plus aisées.
Ce facteur causait à la fois une surmortalité infantile et une surnatalité : les femmes qui n’allaitent pas ont plus de risque de tomber enceinte rapidement et j’ai ainsi plusieurs cas de naissances espacées de seulement 10 ou 11 mois.
Si les nourrissons n’étaient pas allaités, que mangeaient-ils ? Dans les familles pauvres, le lait de vache était trop cher : les bébés étaient nourris avec une bouillie à base d’eau.
Ainsi que l'écrit L. P. van PUTTEN en ouverture de sa chronique familiale Pioniers van het Oude land [Pionniers du Vieux pays] :
La mort n'était jamais très loin de la vie nouvelle. [...] Il fallait être préparé à la mort, même celle de son enfant. [8]
Je ne sais trop comment conclure cette article sur une note moins désolante...
Je remercie tous·tes cell·eux, nombreux·ses, qui m'ont lue tout au long de ce mois de novembre et qui ont commenté mes articles. Merci pour vos encouragements et vos retours !
NOTES
[1] Annelies ADRIAENSENS, De sociale achtergrond van moeders in Oudenaarde: een demografische studie op basis van een materniteitsarchief (1857-1912) [Le milieu social des mères de Oudenaard : une étude démographique basée sur les archives de la maternité (1857-1912)]. Mémoire d’histoire. Gand : Université de Gand, 2012. P.23. Accessible à l’adresse https://libstore.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/891/431/RUG01-001891431_2012_0001_AC.pdf [consulté le 14 novembre 2024]
[2] Je cite ici Jean-Claude SANGOÏ : « le Midi toulousain présente une moindre mortalité des enfants en bas-âge. À la veille de la Révolution française, la mortalité infantile y est la plus basse de France, 191 ‰, alors que les quotients atteignent 246 ‰ dans le Nord-Ouest et 249 ‰ dans le Nord-Est. » In « La mortalité infantile dans le Midi toulousain au début du XIXe siècle », Annales du Midi, 2005, p. 527, accessible à l’adresse https://www.persee.fr/doc/anami_0003-4398_2005_num_117_252_7113 [consulté le 13 novembre 2024].
[3] Ibid. p. 533-534.
[4] Ibid., p.541.
[5] Grâce à la vaccination contre la variole d’une part, aux travaux du médecin Ignaz Philip Semmelweis qui démontra l’importance de l’hygiène et du lavage des mains après la dissection des cadavres et avant de pratiquer un accouchement.
[6] Maarten SCHUTTE, « Infecties en zwangerschap : toen en nu » [Maladies infectieuses et grossesse : autrefois et aujourd’hui], Wetenschapsblad, https://wetenschapsblad.olvg.nl/2022/historie-infecties-en-zwangerschap [consulté le 14 novembre 2024].
[7] P. E. TREFFERS, « Zuigelingensterfte en geboorten in de 19e en begin 20e eeuw » [Mortalité infantile et naissances au XIXe et au début du XXe siècles], Geschiedenis der geneeskunde, 2008-152. Pp 2788-2794.
[8] L. P. van PUTTEN, Pioniers van het Oude land [Pionniers du Vieux pays]. Utrecht, van Gruting, 2010. P. 8.
Un très beau challenge. Merci d'avoir rendu hommage à ces femmes trop souvent oubliées.
Très intéressante remise en contexte de ton challenge. J'ai appris des choses. Bravo pour tous tes articles et cet hommage rendu à ces femmes parties trop vite.
Le fil rouge était ardu, la musique l'a parfaitement accompagné et le "zoom" de fin est bienvenu .... Bravo !!!